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Par Marc Bouchage

Quel a été le rôle de la France lors du génocide des Tutsis ? Une partie de la réponse se trouve dans les archives militaires. Des dizaines de milliers de documents inaccessibles à la recherche, en raison notamment d’un inventaire jusqu’ici impossible à consulter.

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Des militaires français de la force Turquoise, en juillet 1994, dans la région de Butare. © José Nicolas / Hans Lucas via AFP

Depuis 2014, date du vingtième anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda, au moins cinq chercheurs, historiens et journalistes (dont l’auteur de cet article) se sont vu refuser l’accès aux archives militaires françaises sur le Rwanda qui sont conservées au Service historique de la défense (SHD), à Vincennes. Ce décompte effectué par Mediapart ne tient pas compte des personnes qui ont abandonné avant même d’avoir commencé d’éventuelles démarches, convaincues qu’elles n’auraient « aucune chance d’obtenir quoi que ce soit ».

Des archives verrouillées aux chercheurs

Ceux qui s’y sont frottés ont tous en commun d’avoir été confrontés à un problème de taille, celui d’obtenir les cotes et les descriptions qui permettent d’identifier les documents et leur emplacement dans les différents fonds. Sans elles, impossible de pouvoir consulter les archives en lien avec le Rwanda. Bien que publiques, ces dernières ne sont pas librement communicables au titre du code du patrimoine : elles ont moins de cinquante ans et certaines sont classifiées secret-défense.

Néanmoins, toujours selon ce même code, l’administration peut autoriser leur consultation avant l’expiration des délais prévus. Il faut alors effectuer une demande de dérogation, mais également de déclassification sur la base de ces cotes et de leurs descriptions.

Ces informations sont normalement répertoriées dans un inventaire qui dresse l’état des lieux des archives et donne une vision d’ensemble, mais au château de Vincennes, celui sur le Rwanda reste inaccessible aux chercheurs, historiens ou journalistes qui en ont fait la demande. Tous se sont heurtés à des réponses floues et parfois contradictoires lorsqu’ils ont demandé à pouvoir le consulter, sans jamais obtenir gain de cause. Il existe pourtant bel et bien.

Le Service historique de la défense l’a officiellement reconnu en décembre 2018 dans le courrier de réponse adressé au réalisateur Jean-Christophe Klotz qui souhaitait pouvoir accéder aux archives dans le cadre de son documentaire Retour à Kigali, une affaire française (2019) : « Le Centre historique des archives du SHD ne dispose pas d’un inventaire diffusable sur les archives se rapportant au Rwanda pour la période 1990-1994. » « Diffusable » étant mentionné en italique par le SHD.

Pourquoi ça bloque ?

L’existence de tels blocages étonne l’ancien chef d’état-major des armées sous François Mitterrand (1991-1995). « Je vous donne mon sentiment personnel, je trouve ça tout à fait anormal. Je regrette beaucoup que ce soit comme ça parce que dans cette affaire, sur laquelle on peut avoir des opinions différentes, ce serait dans l’intérêt de l’État français que les choses soient claires », réagit auprès de Mediapart l’amiral Jacques Lanxade qui se dit favorable depuis plusieurs années à l’ouverture des archives militaires sur le Rwanda. « Nous n’avons absolument rien à nous reprocher, et donc, on ne trouvera rien dans ces archives », tient à rappeler celui qui assurait le commandement des opérations militaires françaises au Rwanda.

Parmi les cinq chercheurs, historiens et journalistes, certains ont tout de même réussi à trouver quelques cotes mais leur demande de dérogation a finalement été refusée après examen par la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA) du ministère de la défense, aux motifs que la communication de ces documents « porterait une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi » et qu’ils contiendraient « des informations présentant un caractère personnel et confidentiel ».

Les motivations de ces refus de déclassification paraissent « totalement idiotes » à Pierre Conesa, ancien fonctionnaire du ministère de la défense. « Ça me semble quelque chose de tout à fait normal de se dire, à un moment, il faut examiner son passé même s’il est douloureux », déclare celui qui avait tenté d’alerter l’Élysée des dangers de la politique suivie au Rwanda, un an avant le génocide. Il était alors sous-directeur à la Direction des affaires stratégiques. « C’est en tout cas intéressant de voir que le blocage continue à exister. »

« Ceux qui travaillent sur des archives contemporaines ont tous été confrontés à ça », assure Gilles Morin, historien et membre du Comité des usagers des Archives nationales, interrogé par Mediapart. Selon lui, ne pas communiquer l’inventaire est une « vieille technique » : « Ne pas donner les inventaires ou justifier de l’état des documents pour ne pas les communiquer, en disant par exemple qu’ils sont dans un mauvais état alors que ce n’est pas le cas, sont deux techniques classiques pour continuer à dissimuler des choses. Et la raison de cette dissimulation peut être politique. »

Sylvie Braibant ne s’étonne pas, elle non plus, de la chape de plomb qui pèse sur le génocide des Tutsis. « En France, on a beaucoup de mal à affronter le passé quel qu’il soit, ce qu’on fait est toujours bien, ce qu’on fait est toujours grand », déplore la journaliste et nièce du militant internationaliste Henri Curiel assassiné à Paris le 4 mai 1978.

Avec d’autres, elle se bat au sein du collectif Secret défense – Un enjeu démocratique pour obtenir la vérité sur une dizaine d’affaires criminelles et affaires d’État non résolues à ce jour, dont celle qui concerne son oncle, mais aussi la « disparition » de l’universitaire Maurice Audin en Algérie en 1957, ou encore l’assassinat en 1995 du magistrat Bernard Borrel à Djibouti. Une liste à laquelle est venu s’ajouter « le rôle de la France dans le génocide des Tutsis ». Le collectif accuse l’État français d’user notamment du secret-défense « pour entraver la recherche de la vérité par les familles, les historiens, les chercheurs et pour empêcher que justice soit rendue aux victimes ».

« On se confronte tous à ça à partir du moment où le pouvoir, des personnes proches du pouvoir ou des militaires sont impliqués ou peuvent l’être. Tout est bloqué », ajoute-t-elle. Ces pratiques entravent également le travail de la justice. « Les règles sont les mêmes : quand on ne veut pas communiquer aux chercheurs ou aux journalistes des documents classés secret-défense, on ne les communique pas non plus à la justice. »

La gravité d’un génocide qui a fait près d’un million de morts n’y fait pas exception. Selon nos calculs, entre 2008 et 2010, la Commission consultative du secret de la défense nationale a rendu un avis défavorable à la déclassification de plus de cent soixante-cinq documents issus des archives du ministère de la défense, auxquels souhaitait avoir accès Florence Michon, juge d’instruction au tribunal aux armées de Paris, en charge « d’une information judiciaire ouverte contre X des chefs de complicité de génocide, complicité de crime contre l’humanité et entente en vue de commettre un génocide visant notamment l’implication de l’armée française lors des événements survenus au Rwanda en 1994 ».

Que contiennent ces archives ?

Mediapart est parvenu à retrouver la trace du fameux inventaire, et a décidé de le rendre public. Intitulé, « Rwanda, 1990-1998 », ce document de 53 pages dresse la liste des cotes et descriptions des archives du ministère de la défense qui représentent à elles seules « plus de 210 cartons provenant de plus de quarante services ou unités élémentaires différents », à la date de 2007.

À titre de comparaison, les archives de l’Élysée sur la politique de la France au Rwanda représentent « 20 cartons » aux Archives nationales. « Un carton, c’est entre 200 et 1000 pages, typiquement une à deux ramettes de papier A4 », souligne le chercheur François Graner qui a pu y accéder l’an dernier après avoir obtenu gain de cause devant le Conseil d’État.

Classé « Confidentiel Défense », cet inventaire a été déclassifié en 2007, et mis à jour en 2015 avec la création d’un second document de deux pages mentionnant les nouvelles archives versées entre le 1er février 2007 et le 7 décembre 2015 (voir ci-dessous).

Les deux documents font apparaître une majorité d’archives classifiées « Confidentiel Défense ». Les informations les plus sensibles, celles pour lesquelles la mention « Secret Défense » est apposée, concernent une cote entière et trois documents, et toutes ont un lien avec la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda créée en France le 3 mars 1998 par la Commission de la Défense nationale et des Forces armées.

Dans la partie présentation, le SHD note que les archives contenues dans les cartons rendent compte de « la diversité des services intervenants, depuis les forces engagées sur le terrain jusqu’au cabinet ministériel. Les multiples niveaux, parallèles ou successifs, pris en compte offrent autant d’angles de lecture différents de la crise Rwanda. À ce titre, il n’y a pas eu une mais des crises Rwanda… ». Le SHD prend le soin de préciser que ces archives « ne permettent d’établir que le rôle et le point de vue du ministère de la Défense ».

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