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Laure Brillaud, Ana Curic, Maria Maggiore, Leïla Miñano et Nico Schmidt (Investigate Europe)

Missiles, avions, roquettes, torpilles, bombes… Ces pays, dont la France, ont exporté pour 346 millions d’euros d’équipement militaire, selon des données publiques analysées par Investigate Europe. Certaines de ces armes pourraient se trouver sur le front ukrainien en ce moment même.

« Nos destins sont liés. L’Ukraine fait partie de la famille européenne. L’agression de Vladimir Poutine est une agression contre tous les principes qui nous sont chers. » Cette déclaration d’Ursula von der Leyen la semaine dernière reflète bien la nouvelle union de l’Europe, à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Tous unis contre un seul homme et la guerre qu’il mène depuis trois semaines aux frontières de l’UE.
Pourtant, il y a à peine plus d’un an, Vladimir Poutine et son armée n’étaient pas les ennemis numéro un. Un tiers des États membres de l’Union européenne (UE) ont exporté des armes vers la Fédération de Russie entre 2015 et 2020, d’après les données de COARM, analysées par Investigate Europe (IE). COARM est le puissant groupe de travail du Conseil européen chargé de l’exportation des armes conventionnelles. Chaque année, les 27 pays de l’UE doivent lui transmettre le montant de leurs exportations. C’est sur ces données officielles que se base notre analyse.
Entre 2015 et 2020, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, la Bulgarie, la République tchèque, la Croatie, la Finlande, la Slovaquie et l’Espagne ont donc exporté vers la Russie de Poutine pour 346 millions d’euros d’« équipement militaire ». Équipement militaire ? Un mot générique pour désigner notamment des missiles, des bombes, des torpilles, des fusils, des roquettes, des vaisseaux et des véhicules de combat.
Un embargo en forme de passoire
Pourtant, depuis juillet 2014, un embargo de l’UE interdit les ventes d’armes à destination de la Russie. Cette décision avait fait suite à l’annexion de la Crimée et l’établissement des deux républiques séparatistes du Donbass, six mois plus tôt. Le commerce des armes a toutefois continué de mener bon train durant les cinq années qui ont suivi.
Un tiers des pays de l’UE se sont servis d’un vide juridique dans la réglementation européenne pour poursuivre leurs négoces en cours. En effet, d’après COARM, l’embargo ne valait pas pour les contrats, les accords et même les négociations passés avant le 1er août 2014. Interrogé par Investigate Europe, le groupe issu du Conseil européen explique que l’embargo n’interdit pas non plus « la fourniture de pièces de rechange et des services nécessaires à la maintenance et à la sécurité » des armes conventionnelles.
Les livraisons se sont donc poursuivies. Et les États membres ont continué de délivrer des autorisations d’exportations d’armes vers la Russie. D’après nos calculs, les dix États précités ont accordé plus d’un millier de licences d’exportation (autorisations de vente d’armes) pour à peine une centaine de refus. Au premier rang des exportateurs européens ? La France.
La France, première exportatrice d’armes de l’UE vers la Russie
Comme l’a révélé le média Disclose lundi, la France a vendu pour 152 millions d’euros d’équipement militaire à la Russie. Un chiffre confirmé par l’analyse d’Investigate Europe qui place la France loin devant ses voisins avec 44 % des armes européennes envoyées vers la Russie.
D’après notre enquête, les autorités françaises ont notamment donné leur accord dès 2015 pour l’exportation de matériel de type « bombes, roquettes, torpilles, missiles, charges pour explosifs… », des armes directement létales mais aussi pour du « matériel d’imagerie, des aéronefs avec leurs composants et des “véhicules plus légers que l’air”… ».
D’après l’enquête de Disclose, les exportations françaises concernent aussi « des caméras thermiques destinées à équiper plus de 1 000 chars russes, ainsi que des systèmes de navigation et des détecteurs infrarouges pour les avions de chasse et les hélicoptères de combat ». Le Kremlin a envoyé l’addition à Safran et Thales, les deux fleurons du complexe militaro-industriel à la française, dont le principal actionnaire est l’État.
La contradiction des dirigeant·es de l’UE avec la photo de famille « Tous contre Poutine » est cinglante : ces équipements pourraient, d’après le média d’investigation, se trouver à bord des blindés, des chasseurs et des hélicoptères qui sévissent sur le front ukrainien. Ceux-là mêmes qui terrorisent actuellement civil·es et combattant·es de Lviv à Marioupol.
Si l’on peut s’inquiéter que les exportations françaises aient explosé entre 2014 et 2015, on peut se réjouir que la France ait cessé de délivrer des autorisations de ventes d’armes chimiques.
Interrogé vendredi 4 mars par IE, le ministère des armées nous a répondu deux semaines plus tard « appliquer très strictement » l’embargo de 2014. Les missiles, roquettes, torpilles et bombes autorisées pour l’export ces cinq dernières années sont « en un mot, dit-il, un flux résiduel, issu de contrats passés […] et qui s’est peu à peu éteint ».
Allemagne : 122 millions d’euros notamment pour des fusils et des vaisseaux
L’Allemagne n’est pas en reste. D’après les informations recueillies par IE, l’Allemagne a exporté pour 121,8 millions d’euros vers la Russie, soit 35 % du total des exportations européennes, la plaçant en 2e position juste derrière la France. Le pays européen qui se montre aujourd’hui parmi les plus solidaires à l’égard de l’Ukraine en Europe – avec des manifestations gigantesques et une volonté d’accueil des réfugié·es par les citoyen·nes – a notamment autorisé l’envoi de vaisseaux brise-glace, de véhicules « avec protections spéciales » à la Russie. Les exportations allemandes tomberaient dans la catégorie « double usage » (militaire et civil) qui expliquerait pourquoi elles ne constituent pas une violation de l’embargo selon les politiques et experts contactés par IE.  
Hannah Neumann, députée européenne du parti écologiste allemand, membre de la sous-commission de sécurité et défense du Parlement, ne décolère pas : « Chaque pays exporte selon sa propre volonté, nous avons besoin d’une politique commune sur les exportations d’armes, basées sur le droit et sur la transparence avec l’implication du Parlement européen… Je suis fatiguée de ces contrats secrets passés au bénéfice de l’industrie de l’armement et au détriment de la paix. »
Italie : des véhicules tout-terrain retrouvés sur le front ukrainien
En troisième position derrière la France et l’Allemagne, l’Italie a exporté pour 22,5 millions d’euros d’équipement militaire, selon la base de données COARM entre 2015 et 2020. Selon notre enquête, ce chiffre correspond à un seul et unique contrat passé avec l’industriel Iveco pour des véhicules terrestres. Investigate Europe a pu lire « l’autorisation finale » délivrée par le ministère des affaires étrangères (à l’époque, Paolo Gentiloni, actuel commissaire européen). Six ans plus tard, ces véhicules de guerre produits dans les trois usines Iveco en Russie mais dont toutes les pièces sont italiennes, se trouvent sur le front ukrainien. D’après la chaîne de télévision italienne LA7, ces véhicules du modèle Lince ont été vus en Ukraine début mars.
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Véhicules de modèle Lince vus en Ukraine d’après la chaîne de télévision italienne LA7. © Capture d’écran La 7
Après 2015, le flux d’armes et de munitions envoyées par l’Italie s’assèche jusqu’à l’année dernière où, selon le bureau des statistiques italien Istat, l’Italie aurait livré à la Russie pour 21,9 millions d’euros d’armes et de munitions entre janvier et novembre 2021. Les documents de l’Istat consultés par IE précisent qu’il s’agit de fusils, de pistolets, de munitions et d’« accessoires ».
Comment se fait-il que six ans après l’entrée en vigueur de l’embargo le gouvernement italien puisse ainsi autoriser l’exportation de nouvelles armes vers la Russie ? L’astuce est simple : ces armes sont vendues pour le marché civil russe qui inclut les forces de sécurité privées, paramilitaires ou les forces étatiques spéciales. S’agit-il d’une autre faille de l’embargo ? Difficile à dire. L’UAMA, le bureau chargé de la délivrance des autorisations d’exportation du ministère des affaires étrangères italien, n’a pas répondu à nos questions.
Petits exportateurs, armes lourdes
Les autres pays européens ont exporté dans des proportions moindres. Certains l’ont fait de manière continue, quand d’autres ont effectué quelques transactions en 2015, puis stoppé le flux d’exportations.
La République tchèque a, par exemple, exporté du matériel de type « aéronefs, véhicules plus légers que l’air, véhicules aériens sans équipages, et matériel connexe » chaque année entre 2015 et 2019. L’Autriche a également continué d’envoyer de l’équipement militaire vers la Russie chaque année appartenant à la catégorie « armes à canon lisse d’un calibre supérieur ou égal à 20 mm, autres armes ou armements d’un calibre supérieur à 12,7 mm » accompagnées de « munitions et dispositifs de réglage de fusées et leurs composants ».
La Bulgarie a réalisé deux transactions en 2016 et 2018 d’une valeur de 16,5 millions d’euros, notamment pour du matériel naval de type « navires de guerre (de surface ou sous-marins) » et autre équipement naval. La Finlande, l’Espagne, la Slovaquie et la Croatie se sont contentées d’une seule transaction de montants bien moindres au cours des dernières années. Toujours est-il qu’elles font bien partie des dix pays à avoir poursuivi leurs ventes d’armes après l’entrée en vigueur de l’embargo.
« L’Europe n’arme pas la Russie », a pourtant défendu COARM, interrogé par Investigate Europe. Mais l’Europe et ses États membres ne sont pas les seuls en proie aux contradictions quand il s’agit du commerce des armes. Les données du SIPRI, institut de recherche sur les questions d’armement, pointent un fait plus étrange encore : à l’échelle mondiale, la Russie est le deuxième pays de destination d’armes ukrainiennes sur les huit dernières années, période de l’embargo.
 
Boîte noire
Investigate Europe est une équipe de journalistes d’investigation de onze pays qui effectuent conjointement des recherches sur des sujets d’intérêt européen et en publient les résultats dans des médias de toute l’Europe. Pour en savoir plus, visitez leur site.
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