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À gauche : une photo non datée d’Aloys Ntiwiragabo ;
à droite, ce même Rwandais, en février 2020. © DR
Par Theo Englebert

Sans surprise, la France a refusé d’accorder l’asile au colonel Aloys Ntiwiragabo, au cœur d’une enquête judiciaire pour « crime contre l’humanité ». Mais la France ne veut pas l’extrader, en dépit de la demande rwandaise. Ni l’expulser, malgré son absence de titre de séjour.

Le club très fermé des personnalités étrangères sulfureuses que la France héberge sans leur accorder de titre de séjour, mais qu’elle se refuse à expulser, vient d’accueillir un nouveau membre : le colonel Aloys Ntiwiragabo. Ce ressortissant rwandais, suspect de « crime contre l’humanité » et « crimes de guerre », a été débouté de sa demande d’asile en septembre 2021, mais semble toléré dans l’Hexagone.
Au terme d’une enquête de huit mois, Mediapart avait révélé la présence de cet homme dans le Loiret le 24 juillet 2020, déclenchant l’ouverture d’une information judiciaire pour « crime contre l’humanité » par le parquet national antiterroriste, mais aussi l’envoi d’une demande d’extradition par le Rwanda, ainsi que la diffusion d’une notice rouge par Interpol.
Jusque-là, seule Agathe Kanziga, veuve de l’ancien président Juvénal Habyarimana, pouvait se prévaloir de ce privilège très spécial qui lui permet de résider en France sans papiers après épuisement de tous les recours à sa disposition, mais sans crainte d’être expulsée. Bien que suspecte d’être elle aussi l’un des cerveaux du génocide des Tutsis en 1994, elle avait été accueillie dans l’Hexagone conformément aux vœux de l’ancien président de la République François Mitterrand.
Dorénavant, cela semble également être le cas d’Aloys Ntiwiragabo, ancien chef des renseignements militaires du Rwanda et officier le plus haut gradé échappant encore à la justice, mais aussi fondateur et dirigeant des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), l’un des pires groupes armés criminels d’Afrique centrale. Et cette fois, la situation ne doit rien à François Mitterrand.
Alors que le président Emmanuel Macron annonçait en 2021 un rapprochement « historique » et « irréversible » avec le Rwanda, l’affaire Aloys Ntiwiragabo vient ternir le tableau d’une « confiance retrouvée [qui] implique de poursuivre la coopération judiciaire entre nos pays », selon les mots du chef de l’État français.
Les craintes d’Aloys Ntiwiragabo jugées fondées
À l’été 2020, le cabinet du préfet du Loiret avait annoncé que le colonel Ntiwiragabo avait introduit une demande d’asile quelques mois plus tôt. Une démarche qui peut interroger de la part d’un homme longtemps recherché par les Nations unies et qui réside discrètement en France depuis de nombreuses années, malgré plusieurs décisions de la justice administrative refusant de lui accorder un visa car sa présence sur le territoire représenterait une « atteinte à l’ordre public ».
Le 17 août 2020, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a rejeté la demande d’asile d’Aloys Ntiwiragabo au bout de six mois d’instruction, estimant qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le colonel se serait rendu coupable à la fois de « crime contre l’humanité », mais également de « crimes de guerre » pendant mais aussi après le génocide des Tutsis de 1994.
La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a confirmé ce refus à l’issue d’une audience à huis clos en septembre 2021. Mais certains passages de la décision interrogent.
En effet, dans un mémoire enregistré en avril 2021, le directeur de l’Ofpra défend l’exclusion du statut de réfugié mais soutient que son « appartenance ethnique » justifie les craintes d’Aloys Ntiwiragabo en cas de retour au Rwanda.
Cette affirmation en dit long sur la grille de lecture biaisée et archaïque encore en vigueur dans l’administration française, puisque les catégories arbitraires et racistes assignées aux Rwandais·es durant la colonisation ont été méticuleusement effacées après le génocide.
Ainsi semblent persister à l’Ofpra non seulement cette idée que le Rwanda serait divisé entre deux « ethnies », mais aussi la conviction que les commanditaires « hutus » du génocide d’un million de Tutsis en 1994 seraient à leur tour menacés de persécution en raison de leur « appartenance ethnique » alléguée.
Ce motif ne sera finalement pas retenu par la CNDA. Mais l’existence de ce mémoire révèle que Julien Boucher, le conseiller d’État nommé à la direction de l’Ofpra par Emmanuel Macron, s’inscrit dans la continuité des diplomates qui l’ont précédé à ce poste.
Si elles excluent finalement Aloys Ntiwiragabo du statut de réfugié, l’Ofpra et la CNDA affirment cependant qu’en raison de son rôle dans la création et la direction du groupe armé FDLR et de son témoignage dans une enquête française, il « craint […] avec raison, au sens de […] la Convention de Genève, d’être persécuté en cas de retour dans son pays d’origine en raison de son profil d’opposant ».
Un dossier inhabituel
Pas d’éloignement en perspective à destination du Rwanda pour Aloys Ntiwiragabo. Et, selon l’ambassade du Rwanda à Paris, la France n’a pas non plus accusé réception de la demande d’extradition transmise par Kigali. À nouveau se pose donc la question de la situation administrative en France de cet homme suspecté des pires crimes.
Me Benjamin Chouai, avocat du colonel rwandais, ne souhaite répondre à aucune question venant de Mediapart. Quoi qu’il en soit, le droit au maintien sur le territoire de son client a cessé avec le rejet de son recours devant la CNDA, et un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État n’y changerait rien dans l’immédiat.
Dans le camp de réfugiés tutsis de Cyangugu, au Rwanda, en juin 1994.
© Photo José Nicolas / Hans Lucas via AFP
Nous avons également sollicité une nouvelle fois la préfecture du Loiret, qui refuse désormais de communiquer sur une « situation individuelle ». Les autorités prononcent généralement une obligation de quitter le territoire français (OQTF) immédiatement après le rejet d’un recours devant la CNDA. Mais le dossier Ntiwiragabo s’avère décidément inhabituel.
Une situation sur laquelle les autorités rwandaises s’interrogent sérieusement depuis un an. Dans un courrier adressé à son homologue français le 26 janvier 2021, le ministre rwandais de la justice réclamait la communication d’un certain nombre de documents relatifs au séjour en France d’Aloys Ntiwiragabo. Aucune réponse de Paris, selon les autorités rwandaises.
Dans un rapport publié le 19 avril 2021, le cabinet d’avocats américains Cunningham Levy Muse LLP, mandaté par Kigali, revient longuement sur les différentes révélations de Mediapart concernant le colonel Ntiwiragabo, mais aussi sur le dévoiement du droit d’asile par l’Ofpra dans divers dossiers rwandais. Les auteurs déplorent notamment le choix fait, selon eux, par la France « de protéger et non poursuivre les génocidaires », ainsi que de « dissimuler des documents cruciaux ».
Devant les officiers de protection de l’Ofpra, Aloys Ntiwiragabo a pour sa part prétendu avoir vécu au Soudan jusqu’en 2011, puis au Niger jusqu’en janvier 2017. Il aurait alors gagné la France via Bruxelles grâce à un visa Schengen délivré par le consulat de Belgique à Ouagadougou, au Burkina Faso. Interrogées à ce sujet, les autorités belges disent ne pas pouvoir communiquer cette information.
Mais ce récit ne correspond pas aux témoignages spontanés recueillis auprès de plusieurs voisins d’Aloys Ntiwiragabo, qui affirmaient le croiser depuis une dizaine d’années, ni aux éléments transmis par une source au sein du bailleur selon laquelle le colonel aurait déclaré sa présence dans l’appartement familial dès 2006. Des informations publiées par Mediapart en août 2020.
Aloys Ntiwiragabo aurait-il pu circuler et franchir les frontières à sa guise durant ces 14 années ? Les conditions dans lesquelles il a vécu pendant cette période et l’ampleur du soutien dont il a pu bénéficier demeurent mystérieux.
Raté par la police
La quiétude dans laquelle semble avoir vécu l’ancien officier rwandais est d’autant plus déconcertante que la France s’est dotée depuis 2013 d’un Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), chargé de traquer les personnes soupçonnées d’avoir commis lesdits crimes. Plus d’un an avant la parution de l’article de Mediapart, une occasion de démasquer Aloys Ntiwiragabo était offerte à ces enquêteurs.
Le 12 février 2018, les gendarmes de l’OCLCH surveillent la ligne téléphonique de l’épouse d’un fugitif rwandais visé par une plainte en France. Ils interceptent une conversation entre celle-ci et « un homme » utilisant une ligne fixe ouverte au nom de « Catherine Ntiwiragabo ». Ce numéro correspond à celui de l’appartement du colonel.
« Vraiment, quand j’ai appris que vous respiriez encore, je me suis dit… On se réjouit que vous soyez toujours en vie, que vous soyez toujours debout », lui assure la femme à l’autre bout du fil. Sur le procès-verbal de retranscription consulté par Mediapart, le traducteur a pris la peine de souligner qu’elle s’exprime avec déférence.
Sans le savoir, les enquêteurs de l’OCLCH écoutent vraisemblablement le colonel Aloys Ntiwiragabo, qui réside alors dans l’appartement depuis plusieurs années selon son propre aveu, un fugitif autrement important que leur proie initiale. Mais les gendarmes ne s’interrogent pas ce jour-là sur l’identité de l’individu qu’ils écoutent. Le colonel qui dirigeait alors l’OCLCH n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Dans plusieurs articles publiés depuis 2019 (ici, ici et là), Mediapart a ainsi révélé qu’au moins 24 autres suspects ont pu résider en France sans jamais être inquiétés. Trois vivent aujourd’hui en Belgique et deux sont décédés.
Poursuites contre une journaliste
Aussi étrange que cela puisse paraître, Aloys Ntiwiragabo, de son côté, ne semble pas déstabilisé outre mesure par cette actualité autour de sa personne. Après avoir séjourné en France dans la plus grande discrétion ces dernières années, la première réaction de cet homme de 73 ans dont on ne trouve pas la moindre trace sur les réseaux sociaux fut d’attaquer en justice une journaliste pour une publication sur Twitter.
Aloys Ntiwiragabo a déposé une plainte pour « injure publique » contre Maria Malagardis, grand reporter à Libération. En cause : un tweet de notre consœur qui reprenait notre enquête et s’interrogeait : « Un nazi africain en France ? Quelqu’un va réagir ? »
C’est dans Libération que fut publié en avril 1994 un cri d’alarme de l’historien Jean-Pierre Chrétien titré « Un nazisme tropical », dans lequel il dénonçait le génocide en cours et résumait l’idéologie des tueurs, qui présentait des similitudes évidentes avec le nazisme allemand. Onze jours plus tard, il affirmait dans L’Humanité que le régime de Kigali avait glissé « d’un salazarisme rampant à une boucherie nazie ».
Aloys Ntiwiragabo est bel et bien soupçonné d’avoir été l’un des cerveaux de l’entreprise que dénonçait alors Jean-Pierre Chrétien dans la presse : l’extermination d’un million de Tutsis au Rwanda entre avril et juillet 1994. Il le fut aux yeux de la justice internationale et l’est aujourd’hui pour la justice française.
Au cours de ses auditions par l’Ofpra et la CNDA, Aloys Ntiwiragabo n’a « jamais prononcé le terme de “génocide”, préférant les termes de “catastrophe regrettable”, et n’a fait état d’aucun remords quant à son parcours, ayant affirmé devant l’Office qu’il ne se reprochait rien ». La cour souligne son « adhésion totale aux idées politiques » du principal parti ayant organisé et encadré l’extermination.
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