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Un soldat français regarde l’entraînement des recrues hutues
de l’armée gouvernementale rwandaise, le 26 juin 1994 à Gisenyi

 

Par Marc Bouchage

 

Plus de huit mois après la remise au président de la République du rapport Duclert, qui avait conclu à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » de la France face au génocide des Tutsis en 1994, le Service historique de la Défense continue de verrouiller l’accès de ses archives.

« Au Rwanda, on dit que les oiseaux ne chantent pas le 7 avril [date du début du génocide des Tutsis – ndlr]. Parce qu’ils savent. C’est aux hommes qu’il appartient de briser le silence. Et c’est au nom de la vie que nous devons dire, nommer, reconnaître. […] La France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda. Elle a un devoir : celui de regarder l’histoire en face et de reconnaître la part de souffrance qu’elle a infligée au peuple rwandais en faisant trop longtemps prévaloir le silence sur l’examen de la vérité. » Ces mots ont été prononcés par Emmanuel Macron, le 27 mai dernier, lors d’un discours au mémorial du génocide de Gisozi, à Kigali au Rwanda, où sont inhumées plus de 250 000 victimes sur le million de morts que fit le génocide des Tutsis en 1994.
Son voyage au Rwanda, présenté par l’Élysée comme « l’étape finale de normalisation » des relations entre les deux pays, après des années de vives tensions, a été rendu possible grâce à la publication, deux mois plus tôt, du rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, présidée par l’historien Vincent Duclert. Après avoir pu bénéficier d’un accès privilégié aux archives d’État pendant deux années, elle a conclu à « des responsabilités, lourdes et accablantes » de la France dans le processus ayant conduit au génocide, mais pas de « complicité » au sens juridique.
La publication du rapport s’est accompagnée de deux vagues d’ouverture des archives françaises, les 6 avril et 6 juillet [voir notre entretien de Vincent Duclert]. Désormais, l’ensemble des documents cités et référencés par la commission Duclert dans son rapport sont accessibles aux citoyens et aux chercheurs sous forme de copies versées aux Archives nationales. Mediapart en a par exemple comptabilisé 2 580 provenant des archives militaires du Service historique de la Défense (SHD) sur les « plusieurs milliers » relatifs au Rwanda et au génocide des Tutsis qui sont conservés par le SHD au Centre historique des archives (à Vincennes), au Centre des archives du personnel militaire (à Pau) et à la division Centre-Ouest du Centre du réseau territorial (à Lorient).
« Il y a eu un très gros travail de la commission sur les archives avec d’un côté la vulgarisation d’un certain nombre de contenus pour le public et de l’autre la mise à disposition de ces archives dont la consultation permet de poursuivre la recherche », souligne François Graner qui documente depuis des années le rôle de la France dans le génocide des Tutsis, même s’il reste critique sur le fond du rapport comme en témoigne ce billet de blog publié le 6 avril dernier.
Selon le chercheur, membre de l’association Survie créée en 1984 pour dénoncer « les agissements de la Françafrique », le rapport Duclert n’a pas permis d’éclairer toutes les « zones d’ombre », dont au moins trois perdurent comme « l’attentat du 6 avril 1994 au cours duquel le président rwandais Juvénal Habyarimana a été tué et qui a servi d’élément déclencheur au génocide des Tutsis ». « Il y a également la présence attestée de militaires et de mercenaires français pendant le génocide en zone gouvernementale mais dont on ne connaît pas le rôle. Et, poursuit-il, l’aide apportée par les Français aux génocidaires qui ont fui au Zaïre [actuelle République démocratique du Congo – ndlr] à la fin du génocide pour se réorganiser. »
 
Malgré l’ouverture d’une partie des archives, le « devoir » pour la France « de regarder l’histoire en face » proclamé par Emmanuel Macron à Kigali, reste entravé. En cause, l’impossibilité pour les chercheurs et les journalistes de pouvoir accéder aux archives du Service historique de la Défense. Mediapart avait déjà documenté ici les blocages existants avant la publication du rapport Duclert.

 

« Les refus d’accès aux archives militaires sur le Rwanda
s’accumulent pour le chercheur François Graner ».

 

François Graner s’y est une nouvelle fois confronté [tout comme l’auteur de cet article, voir la Boîte noire]. Le chercheur a déposé en février dernier 88 demandes de dérogation pour pouvoir consulter des archives publiques non librement communicables en lien avec ses recherches sur la France au Rwanda. Sur les 86 réponses reçues pour le moment, après parfois plus de huit mois d’attente : 85 refus au motif que la communication des « dossiers » demandés « porterait une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ». Seule l’une de ses demandes a été « agréée », à condition qu’elle parvienne désormais à franchir la seconde étape : celle de la déclassification pour les documents secret-défense.
Parmi les gestionnaires de fonds chargés d’instruire les demandes de dérogation figurent des civils mais aussi d’anciens militaires. Le SHD se défend d’être juge et partie et assure qu’« aucun des instructeurs des dérogations concernées n’a été au Rwanda ». « Le passé militaire de certains archivistes est surtout un gage d’expertise sur le contexte de production des documents et leur exploitation », fait-on valoir du côté du château de Vincennes.
Contacté par Mediapart, François Hollande « déplore » le fait qu’une partie des archives soit toujours inaccessible aux chercheurs, historiens et journalistes. En avril 2015, alors président de la République, il avait pris la décision historique de faire déclassifier les archives de l’Élysée relatives au Rwanda entre 1990 et 1995.
« Pouvoir accéder à des dossiers complets et pas uniquement à des documents séparés sélectionnés par la commission Duclert est important pour avoir une vision d’ensemble car le diable se cache dans les détails », plaide François Graner qui a été le premier chercheur indépendant à obtenir l’accès aux archives de François Mitterrand sur le Rwanda en 2020, après cinq années de recours judiciaires.
Mais selon lui, l’enjeu de taille reste « la question spécifique des documents qui ont été refusés à la justice », notamment dans l’enquête ouverte en France sur l’opération Turquoise à Bisesero dans laquelle il est reproché à l’armée française son inaction lors de massacres de Tutsis du 27 au 30 juin 1994. « Dans cette procédure, la justice a été submergée par des milliers de documents déclassifiés. La question est de savoir pourquoi quelques dizaines de documents lui ont été refusés », interroge-t-il.
Au début de la mise en place de la commission Duclert, les avocats de l’association Survie, de la FIDH, de la LDH et des rescapés rwandais, parties civiles dans le dossier Bisesero, ont bien tenté d’en percer le secret.

« Le diable se cache dans les détails ».
– François Graner-

Dans un courrier daté du 2 octobre 2019, que Mediapart a pu consulter, ils ont adressé à Vincent Duclert une liste de documents issus des archives militaires dont la déclassification avait été refusée à la justice, afin que les chercheurs puissent en tenir compte dans leur travail. « Le problème, c’est que nous n’avons jamais reçu de réponse et jamais su si la commission Duclert s’était intéressée à ces documents », explique François Graner.
« J’ai bien reçu ce courrier, confirme à Mediapart Vincent Duclert. Nous respectons pleinement les combats de ces associations et ONG qui témoignent des engagements de la société civile essentiels au cadre démocratique. Mais nous n’avons pas été chargés de faire des recherches pour leur compte. Nous travaillons comme des chercheurs, ce qui signifie que nos recherches n’ont pas pour finalité de monter des dossiers de plainte en justice comme dans leur cas, ce qui ne veut pas dire bien entendu que nous portons un jugement sur l’action de la justice ou le bien-fondé de ces prérogatives. Nous nous efforçons simplement de demeurer chercheurs et historiens. »
Le parquet de Paris a depuis requis un non-lieu dans ce dossier. C’était le 3 mai dernier. Selon Survie, « les juges d’instruction ont estimé que les militaires présents sur place à Bisesero avaient agi de manière autonome et qu’il n’y avait pas eu d’ordres donnés par l’état-major à Turquoise, et donc pas lieu d’auditionner les responsables militaires à Paris ». Pourtant, toujours selon l’association, dans les documents dont la déclassification a été refusée à la justice, certains des intitulés comme « conduite Turquoise haut, émanant de l’État-major des Armées » peuvent laisser penser le contraire.
Mediapart a comparé les cinq références envoyées par les avocats dont la déclassification avait été refusée avec les inventaires des documents désormais accessibles aux Archives nationales.
Pour trois références, aucun document n’est aujourd’hui librement accessible. Mais pour les deux autres intitulés « COS : Turquoise, émanant du Commandement des Opérations spéciales, cotés 2002 Z 163/1 » et « conduite Turquoise haut, émanant de l’état-major des Armées, cotés 2003 Z 17/22 », il est désormais possible d’en consulter une partie mais uniquement 84 documents sur les 224 refusés à la justice. Que contiennent les documents manquants ? Pourquoi la commission Duclert n’a-t-elle pas rendu tous ces documents librement accessibles ?
En parallèle des problèmes évoqués en lien avec le SHD, deux autres ensembles d’archives demeurent inaccessibles comme celles de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda de 1998 dont l’accès a été refusé à la commission Duclert par le bureau de l’Assemblée nationale.
Mais aussi, les archives des chefs de l’état-major particulier (EMP) du président Mitterrand, c’est-à-dire celles de ses conseillers militaires. « Le fonds de l’EMP qui se trouve aux Archives nationales est lacunaire […] Il n’existe nulle trace de notes préparatoires ou de réunions auxquelles l’EMP a assisté », expose la commission Duclert page 38 de son exposé méthodologique.
En mai dernier, dans les colonnes de L’Obs, le général Christian Quesnot, chef de l’état-major particulier du président de la République entre 1991 et 1995, avait déclaré avoir expliqué au président de la commission Duclert que « les diplomates écrivaient beaucoup et les militaires beaucoup moins » sans toutefois parvenir à l’avoir « convaincu ».
« Je n’ai conservé aucune archive de l’état-major particulier ou de l’état-major des armées », répond pour sa part l’amiral Jacques Lanxade à Mediapart. Il a occupé la fonction de chef de l’état-major particulier de François Mitterrand pendant deux ans (du 17 avril 1989 au 24 avril 1991) avant d’officier comme chef d’état-major des armées jusqu’en 1995.

 

« Les archives ont été normalement versées là où elles devaient être versées en application des règles. Autrement dit, il n’y a jamais eu aucune décision de supprimer des archives ou d’en faire le tri », tient-il à préciser. Avant d’ajouter : « Je rappelle que j’ai toujours été partisan de l’ouverture des archives car j’ai toujours estimé que nous n’avions rien à cacher. »
« Ne pas pouvoir accéder aux archives des chefs de l’état-major particulier de François Mitterrand, c’est le plus gros blocage, car c’est là que se trouve la source des décisions prises », réagit François Graner.
Face aux « zones d’ombre » et à l’impossibilité d’accéder à certaines archives qui subsistent plus de vingt-sept ans après le génocide des Tutsis, combien de temps encore la France fera-t-elle
« prévaloir le silence sur l’examen de la vérité » ?
 
Boîte noire
L’auteur de cet article a fait une demande de dérogation, le 22 février dernier, auprès du Service historique de la défense pour pouvoir consulter quatorze cotes d’archives publiques non librement communicables en lien avec le Rwanda et le génocide des Tutsis.
Cinq mois plus tard, la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA) lui a adressé deux courriers l’informant que l’ensemble de ses demandes avaient été refusées au motif que leur communication « porterait une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ». Il a depuis saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) comme l’a également fait le chercheur François Graner.
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