PRIX NOBEL : LE NOBEL DE LITTERATURE EST DECERNE AU TANZANIEN ABDULRAZAK GURNAH POUR SON ŒUVRE SUR LE COLONIALISME
par rwandapodium | Oct 7, 2021 | SOCIAL |
L’écrivain tanzanien Abdulrazak Gurnah en 2006 en Italie.
Crédits : Leonardo Cendamo/Getty Images – Getty
Par Pauline Petit
C’est un auteur tanzanien vivant au Royaume-Uni qui a été mis à l’honneur ce jeudi 6 octobre : Abdulrazak Gurnah a reçu le prix Nobel de littérature 2021. Une récompense surprise célébrant une œuvre qui éclaire sur les questions du colonialisme.
Après avoir récompensé la poétesse américaine Louise Glück l’an dernier, autrice qui était alors peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, le comité Nobel a décerné en cette année 2021 le prestigieux prix de littérature au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah, pour sa prose traitant avec « empathie et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents », a indiqué l’Académie suédoise. L’annonce a donc une fois de plus déjoué les pronostics des bookmakers, lesquels donnaient entre autres favoris le Japonais Haruki Murakami, l’Américaine Joyce Carol Oates ou la Française Annie Ernaux. Abdulrazak Gurnah est aussi le premier romancier africain nobélisé dans cette discipline depuis le Sud-Africain J. M. Coetzee, en 2003, et le cinquième auteur africain depuis la création du prix, en 1901.
Lorsqu’en 2017, le quotidien britannique The Telegraph lui demandait de raconter son histoire, l’écrivain répondait simplement : « Laquelle ? J’ai beaucoup d’histoires à raconter, j’ai eu plusieurs vies ». Né en 1948 sur l’île de Zanzibar au large de l’Afrique de l’Est, Abdulrazak Gurnah est arrivé en Angleterre en tant que réfugié à la fin des années 1960, alors que le pays connaissait une révolution qui, sous le régime du président Abeid Karume, a conduit à l’oppression des citoyens d’origine arabe. Ce n’est qu’en 1984 qu’il lui a été possible de retourner à Zanzibar et d’y retrouver son père, peu de temps avant la mort de celui-ci.
Jusqu’à sa récente retraite, Abdulrazak Gurnah était professeur de littérature anglaise et postcoloniale à l’Université de Kent à Canterbury, spécialiste d’écrivains tels que Wole Soyinka, Ngũgĩ wa Thiong’o et Salman Rushdie. Bien que le swahili soit sa langue maternelle et qu’il fut grand lecteur de poésie arabe et persane, Abdulrazak Gurnah a commencé à écrire en anglais, à l’âge de 21 ans, quelques années après son installation au Royaume-Uni. Dans un article publié dans The Guardian en 2004, il disait être « tombé » dans l’écriture, sans l’avoir prévu : « J’ai commencé à écrire avec désinvolture, dans une certaine angoisse, sans aucune idée de plan mais pressé par le désir d’en dire plus. »
Le thème de l’exil traverse une œuvre riche de nombreuses nouvelles et d’une dizaine de romans, dont trois seulement sont à ce jour traduits en français : Paradise publié en 1994 (paru trois ans plus tard chez Denoël), présélectionné pour le Booker et le Whitbread Prize, Près de la mer (Galaade, 2006), également présélectionné pour le Booker Prize, ainsi qu’Adieu Zanzibar (Galaade 2017).
Voyager loin de chez soi offre de la distance et de la perspective, ainsi qu’un degré d’amplitude et de libération. Cela rend plus intenses les souvenirs, qui sont l’arrière-pays de l’écrivain. Abdulrazak Gurnah dans The Guardian, en 2004
« Le dévouement du lauréat Abdulrazak Gurnah pour la vérité et son aversion pour la simplification sont frappants, a souligné l’Académie suédoise. Ses romans sont loin des descriptions stéréotypées et ouvrent notre regard sur une Afrique de l’Est, diverse culturellement et mal connue dans de nombreuses régions du monde. » Le jury a ainsi souhaité mettre à l’honneur la littérature d’un écrivain qui « rompt consciemment avec les conventions, bousculant la perspective coloniale pour mettre en valeur celle des populations locales ». C’est le cas d’Adieu Zanzibar, une histoire d’amour qui s’oppose en tout point à ce qu’Abdulrazak Gurnah désigne comme étant de « la romance impériale », où un héros européen retrouve son pays après avoir vécu à l’étranger une aventure romantique au dénouement tragique.
« J’ai cru à une blague », a confié Abdulrazak Gurnah après l’appel de l’Académie suédoise. Lors de sa première interview à la Fondation Nobel, le lauréat a appelé l’Europe à reconnaître les réfugiés d’Afrique comme une richesse :
Beaucoup de ces gens qui viennent le font par nécessité, et aussi franchement parce qu’ils ont quelque chose à donner. Ils ne viennent pas les mains vides.
Récemment ébranlée par des accusations pour agressions sexuelles à l’encontre de Jean-Claude Arnault entraînant le report du prix Nobel de littérature 2018, et face aux critiques récurrentes mettant au cause des choix trop masculins et eurocentrés (sur les 117 lauréats en littérature depuis la création des prix, 95 sont des Européens ou des Nord-Américains, et 101 des hommes), l’Académie suédoise avait annoncé s’être engagée à renouveler ses critères. « Nous avions une perspective eurocentrée de la littérature, désormais nous regardons dans le monde entier », avait confié Anders Olsson, le président du comité Nobel à l’automne 2019, le « mérite littéraire » restant « le critère absolu et unique », prenait-il soin de réaffirmer cette semaine au magazine américain The New Republic.
Cinq membres élus pour trois ans ont donc cette année été chargés de passer au crible les propositions de nomination, puis de soumettre une liste de cinq noms à l’ensemble des dix-huit académiciens chargés d’élire un lauréat à la majorité absolue.
Récemment deux femmes avaient été lauréates du prix, la romancière polonaise Olga Tokarczuk rétroactivement en 2018, et la poétesse américaine Louise Glück l’an passé. Il fallait cependant remonter près de dix ans en arrière pour retrouver un auteur non nord-américain ou européen, en la personne de Mo Yan, romancier chinois récompensé pour son œuvre d’un « réalisme hallucinatoire qui unit conte, histoire et le contemporain ». Le continent africain reste l’un des parents pauvres du prix, puisqu’il a fallu attendre 1986 pour voir nobélisé Wole Soyinka, écrivain nigérian de langue anglaise. Depuis, seuls l’Égyptien arabophone Naguib Mahfouz, puis les Sud-Africains anglophones Nadine Gordimer et J. M. Coetzee, ont été lauréats, respectivement en 1988, 1991 et 2003.
La France reste par ailleurs en tête du nombre de prix Nobel de littérature. On compte depuis la création du prix quinze lauréats français, Patrick Modiano, invité ce matin sur France Culture, étant le dernier en date à avoir reçu le prix il y a sept ans.
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